Le devoir d’humanité est une idée neuve en Europe - L’édito Justice du 15 juin 2023

Parfois les mots sont dérisoires, coquilles vides absurdes, posées sur des flots de non-sens.
Alors il faut laisser la place aux chiffres pour saisir ce qui se joue en Méditerranée. Plus de 27.000 personnes (estimation basse d'un impossible décompte) y ont trouvé la mort dans les 10 ans écoulés.

Hier, encore, des personnes sont mortes, au moins 79, et des centaines d'autres sont toujours portées disparues dans le Péloponnèse, en Grèce. Les rescapé·es ont témoigné que près de 750 personnes se trouvaient à bord du bateau qui a fait naufrage, parmi lesquelles une centaine d’enfants. Effroi. Tristesse. Colère. Mais aussi détermination à mener la bataille contre l’idéologie et les politiques qui causent ces morts. Criminalisation du sauvetage en mer, construction interminable de murs autour des enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla au Maroc, barbelés érigés en Pologne… que d’efforts et de moyens déployés pour simplement ne pas recevoir celles et ceux qui fuient la guerre, les persécutions ou la misère.

Cette fois, les victimes réfugiées étaient majoritairement originaires de Syrie, du Pakistan ou d’Egypte. Mais de quelque ailleurs qu'elles proviennent, les victimes de notre indifférence laissent toutes sur notre conscience la tâche indélébile des injustices qu'on laisse commettre.

Ce n'est pas seulement le naufrage de leurs embarcations d'infortune qui les tuent, mais bien la chaine des causalités qui les conduit à risquer l'exil dans des conditions inhumaines, associée à la terrible indifférence d'une Europe qui se mure pour ne pas accomplir son devoir d'humanité.

Car c'est bien de cela qu'il s'agit. Remplir notre devoir ou déserter nos responsabilités. Accueillir ou laisser périr. Comment faire semblant de ne pas comprendre? Elles et eux traversent la mer au risque de leur vie dans l’espoir de grappiller un peu de sécurité et de dignité. Et en les refoulant, nous les condamnons.

Est-ce parce que les survivant·es de ces voyages en enfer racontent des histoires que personne ne devrait jamais avoir à vivre que nos oreilles refusent d'entendre leurs récits? Nos yeux, eux, mélangent tout parce que les nouvelles images ont la prégnance du déjà-vu. Le trop-plein de douleur qui se déverse dans nos mémoires se joue des temporalités et fait vaciller nos repères. Et quand pour demander à notre conscience de nous laisser en paix, nous voulons hisser le drapeau blanc, nous découvrons que celui ci est maculé de sang, ce sang des autres, que nous laissons couler.

Comme le hasard est un salaud, il nous rappelle alors notre lâcheté en mettant en concurrence les décès des réfugiés anonymes et la mort d'un vieil homme politique devenu une quasi icône de la pop culture.

Silvio Berlusconi est mort ces jours-ci, et les hommages enamourés ensevelissent les critiques. Même ses ennemis d'hier semblent sous le charme de celui qui fut l'un des précurseurs de l'union des droites à l'échelle européenne.

Faut-il que nos sociétés soient malades pour faire à ce point du vice une vertu? On me dira que devant la mort, l'adversité s'efface. Je répondrai que visiblement, toutes les morts ne pèsent pas du même poids médiatique, et que toutes les vies ne méritent pas le même respect. Qui porte le deuil des migrantes et des migrants disparus? Quel délai de décence s'applique avant que la litanie odieuse du "ils n'avaient qu’à pas venir" ne se poursuive? Les naufrages en Méditerranée où tant de personnes perdent la vie, ne font même pas taire un instant le sinistre concert des populistes qui, crânement, font de leur inhumanité un étendard, une marque de fermeté, un passeport vers la prise du pouvoir.

Feu Silvio Berlusconi estimait que les « migrants ne sont pas bienvenus, sauf les jolies filles ». Hier ses propos écœuraient. Ils sont aujourd'hui banalisés. Parce que le venin de l'exclusion s'est répandu dans nombres d'organismes politiques européens. L'extrême droite a le vent en poupe, dans toutes ses nuances. Les partis post-fascistes, néo-franquistes ou d’autres familles illibérales, entendent encore se renforcer lors des élections de l’année prochaine et déjà scellent ici et là des alliances avec la droite classique. En janvier dernier, en marge des funérailles du Pape Benoît XVI, la Première ministre italienne leader des Conservateurs et Réformistes Européens (ECR), Giorgia Meloni, a rencontré le chef du Parti populaire européen (PPE), Manfred Weber. But de l’opération: conclure un pacte en vue des élections européennes de 2024. À la manœuvre dans cette affaire: le ministre des Affaires européennes et député européen Raffaele Fitto, membre du parti de Meloni mais également ancien député Forza Italia, le parti de Silvio Berlusconi. Les idées se matérialisent toujours. Le 26 février dernier, l'Italie de Meloni avait laissé mourir 94 personnes dont 36 personnes mineures, à Cutro, une station Balnéaire, lors du naufrage du Summer Love, un navire transportant des migrantes et des migrants. Un procès encore à venir établira, espérons-le, la responsabilité d'un l'État qui se défausse de la catastrophe sur Frontex. Mais il serait trop facile de pointer du doigt un seul pays, tant le mal est généralisé.

Ainsi, la semaine dernière, les ministres du Conseil Justice et Affaires intérieures ont adopté leur position sur les réformes du système d'asile de l’Europe, dans le cadre du Pacte sur les migrations. Cette fois encore, le repli l’a emporté sur la solidarité. L’Union vient encore de manquer un rendez-vous avec les droits humains et l'égale dignité de toutes et tous. Nous avons pourtant besoin de faire face au monde qui vient, au monde incertain qui est déjà présent, avec de solides outils de défense des droits fondamentaux. La convention de 1951 relative au statut des réfugiés a été élaborée par la majorité des pays du monde pour faire face à la crise humanitaire qui a suivi la seconde guerre mondiale et pour organiser l'accueil des millions de personnes déplacées. En 1967, ces dispositions ont été élargies en rendant intemporelle la définition du réfugié en tant que personne qui fuit les persécutions religieuses, politiques, raciales et ou nationales, et qui a donc le droit de demander l'asile dans un pays étranger. Nous voulons étendre la protection juridique des personnes en situation de migration contrainte. Il n'y a pas que la guerre, la torture ou les persécutions fondées sur les opinions politiques, la race ou la religion qui obligent les gens du monde entier à chercher une vie meilleure ailleurs. La pauvreté qui explose et le climat déréglé appellent de nouvelle protections.

Aujourd'hui, L'Europe tue. Elle ne peut prétendre le faire en notre nom, ou affirmer agir ainsi sous la pression de l'opinion publique. Nous connaissons les pulsions identitaires attisées par les démagogues qui font de la peur de l'étranger un ressort électoral et de la haine une matrice programmatique. Nous voyons grandir leur influence, et leur emprise sur les imaginaires s'étendre. Mais nous refusons la tétanie qu'on veut nous imposer.

L'Europe qui tue n'est pas la notre. Nous lui préférons l'Europe qui sauve. Celle-là, et celle-là seule a notre assentiment. C'est cette Europe que nous défendons et défendrons inlassablement contre la barbarie qui vient. Celle qui refuse la criminalisation de la solidarité, celle qui affirme le droit à sauver des vies, celle qui préfère les corridors humanitaires aux lames des barbelés. Et parce que l'humanisme n'est pas une langue morte mais une morale en actes qui est la verticalité qui nous dresse, nous affirmons, à rebours des vents mauvais, des trahisons, des compromissions que le devoir d'humanité n'est pas une lubie dépassée, mais une idée dont l'actualité montre qu'elle doit, à jamais, demeurer une idée neuve.

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