Introuvable Justice écologique - L’édito JUSTICE du 12 mai 2021
L’environnement et le social sont, dans la prose des productivistes, aussi éloignés que ne l’est le Nord du Sud. Ils figurent de parfaits opposés. À en croire la doxa dominante, il serait impossible de protéger l’un, et de chérir l’autre.
La vérité est pourtant que souvent, les mêmes qui détruisent la nature exploitent les humains. Mais dire cela n’est pas suffisant. Il convient de penser les deux préoccupations conjointement. Faute de quoi on se condamne à l’impuissance. Emmanuel Macron ne justifie-t-il pas l’indigence de sa loi climat par une supposée préoccupation pour l’emploi et la justice sociale ? Cette disjonction perpétuellement construite par les libéraux et productivistes de tous poils est pourtant malhonnête et mortifère. Elle nous condamne à accepter de conduire des politiques environnementales injustes socialement, et donc à rendre indigeste la pourtant si urgente transition.
Nous devons ouvrir les yeux sur la corrélation aigüe entre justice sociale et environnementale. L’aveuglement volontaire des productivistes en la matière est coupable. Il entraîne des décès prématurés par milliers, des maladies non traitées ou non couvertes par les différents régimes de protection sociale, des malheurs en pagaille.
Regardons du côté des politiques sociales. On aura à peine entendu parler du Sommet européen qui s’est tenu le week-end dernier à Porto afin de redonner vie à l’« Europe sociale ». C’est vrai qu’on l’attendait, ce sommet européen... Mais las! Les chefs d’État s’y sont contentés d’une déclaration sans objectifs chiffrés ni datés. Surtout, leur idéologie qui fait l’impasse sur les enjeux environnementaux les aura empêchés d’aborder la question des injustices écologiques, pourtant criantes. Rappelons qu’en France, l’écart d’espérance de vie entre le décile le plus riche et le décile le plus pauvre est de plus de 13 ans, et que la situation n’est guère meilleure dans le reste de l’Union. L’air que nous respirons, au travail comme à la maison ; l’eau que nous buvons ; la nourriture que nous ingérons ; ou encore les produits que nous manipulons, sont pourtant les raisons centrales de cette inégalité des plus cruelles. Le lien entre santé et environnement n’est plus à démontrer.
Or, nul engagement, à Porto, à réduire l’exposition des populations les plus vulnérables, notamment des communautés minoritaires comme les Rroms ou les Gens du voyage, aux pollutions et aux risques industriels. Nul engagement à garantir l’accès aux espaces verts et aménités environnementales à l’ensemble de la population, alors que ces espaces sont à la fois des ilots de fraîcheur, des espaces purifiant l’air, et des lieux de loisirs si injustement distribués. Nul engagement non plus à faire valoir la justice pour les personnes exposées à de graves pollutions. Pourtant, à l’heure actuelle, les victimes de produits toxiques -telles que la franco-vietnamienne Tran To Nga ou les ouvrier·es agricoles de Guadeloupe et de Martinique, sont débouté·es par la justice ; tandis que les mineurs et autres travailleurs victimes des poussières de mine, des pesticides ou de l’amiante peuvent au mieux prétendre à se voir indemniser pour « préjudice d’anxiété ».
Regardons maintenant du côté des politiques environnementales. On y parle certes de « transition juste », on évoque la nécessité d’accompagner travailleuses et travailleurs dans la transition, on décide d’introduire (de manière encore trop timide), des clauses préservant droits humains et environnement dans les accords de commerce. Mais dès lors que l’on évoque les objectifs environnementaux, l’enjeu de la justice sociale -locale et planétaire- disparaît.
À travers sa nouvelle loi climat, l’Union souhaite ainsi par exemple adopter un budget carbone. Mais de quel budget carbone parle-t-on ? Sommes-nous en capacité de définir, au-delà de la science, quelle doit être notre contribution à l’effort mondial dans la lutte contre le dérèglement climatique ?
Dans son récent article Climat : l’urgence de la justice, Eloi Laurent propose d’examiner la question de la juste répartition de ce budget, au travers de plusieurs critères. Le critère d’équité porte sur la démographie ; le second critère traite de la responsabilité historique des états ; le troisième aborde la capacité à agir des états en fonction notamment de leur richesse. Or, au regard de notre responsabilité historique, nous -comme l’ensemble des pays occidentaux mais aussi l’Iran et l’Afrique du Sud- avons devant nous un budget carbone... négatif.
La question de la juste répartition se pose donc aussi pour les limites planétaires ; sujet que j’aborde au sein de l’article publié dans l’ouvrage The Well-Being Transition, coordonné par le même Eloi Laurent. Selon le critère d’équité, la part l’Union dans la consommation des limites planétaires s’élève à environ 8,1%. Selon le critère de souveraineté -préservant le niveau de vie des populations, cette part s’élève à 12,5%. Mais, selon les calculs réalisés par l’Agence européenne de l’environnement, selon le critère de développement (le droit à atteindre un niveau de vie égal), la part de l’Union s’effondre à 4,1%.
Le débat écologique ne peut s’arrêter à des simples calculs scientifiques, détachés de confrontations politiques sur le « qui doit faire quoi ». Il est facile et laudateur pour les gouvernements des pays riches de redorer leur blason en prétendant apporter de « l’aide » aux pays en développement. Ce faisant, ils enterrent le débat sur la justice sociale mondiale, et la parole des mouvements sociaux des pays des Suds qui parlent avec raison de « dette climatique ».
Dans un double mouvement, nous devons reconnaître avec honnêteté et responsabilité la dette écologique qui est celle de l’Union européenne vis-à-vis du reste du monde, et déployer sur nos territoires une politique de justice environnementale, ainsi que réclamée depuis les années 80s par le mouvement noir des droits civiques américain, ou des mouvements se réclamant de l’écologie populaire sous nos latitudes. C’est urgent. Si la corrélation entre impératif écologique et justice sociale ne s’impose pas comme la nouvelle norme des politiques publiques, nous continuerons à déployer des politiques injustes et inefficaces de protection du vivant. On ne sauvera pas le climat sans comprendre que les politiques qui le protégeront sont des politiques luttant contre les inégalités. Il est temps de le comprendre.