Trois questions à… Olivier De Schutter, Rapporteur spécial sur l'extrême pauvreté et les Droits humains à l’ONU
Juriste et professeur de droit à l’Université Catholique de Louvain (Belgique), Olivier de Schutter est Rapporteur spécial sur l'extrême pauvreté et les Droits humains à l’ONU.
L’été dernier vous avez publié pour l'ONU un rapport sur la discrimination fondée sur la précarité socio-économique, autrement appelée « pauvrophobie », que recouvre ce terme quotidiennement ?
La pauvrophobie décrit une attitude d’hostilité envers les pauvres. Cette attitude a souvent sa source dans la conviction répandue chez beaucoup, surtout dans les sociétés plus prospères et parmi les élites, que les personnes en pauvreté sont responsables de leur condition et ne doivent s’en prendre qu’à elles-mêmes si elles ne parviennent pas à surmonter les obstacles qu’elles affrontent. La pauvrophobie se traduit par le mépris envers les personnes en pauvreté, ainsi que par la recherche d’une forme de ségrégation : les riches vivent entre eux dans des quartiers plus verts et chers, ils se marient entre eux, ils fréquentent des lieux d’où les pauvres sont souvent exclus, parce qu’inabordables pour les précarisés.
Vous expliquez que l’interdiction de la pauvrophobie, au même titre que le racisme ou le sexisme serait un outil essentiel pour lutter contre la pauvreté, en quoi ?
La pauvrophobie a trois impacts majeurs. D’abord, elle prive les personnes en pauvreté de l’accès à des biens et services indispensables à leur capacité à sortir de la pauvreté: les personnes ayant des faibles revenus sont discriminées dans l’accès au logement, les chômeurs et chômeuses de longue durée sont discriminés dans l’accès à l’emploi, les enfants issus de milieux défavorisés n’ont pas accès aux écoles les plus prestigieuses, etc. Ensuite, la pauvrophobie explique en partie le « non-recours aux droits », phénomène que j’ai analysé dans un rapport remis en juin 2022 à l’ONU : si les personnes en pauvreté ne sollicitent pas l’aide sociale ou des allocations familiales, c’est parfois parce qu’elles ne veulent pas subir l’humiliation et les reproches dont elles ont fait l’expérience dans les contacts avec les services sociaux, avec des conséquences parfois traumatisantes. Enfin, la pauvrophobie aboutit à une forme de ségrégation entre groupes au sein de la société : cela rétrécit l’horizon pour les enfants nés dans des milieux précaires – des enfants qui, n’ayant que peu ou pas de rapports avec des groupes plus favorisés, ne peuvent imaginer pour eux-mêmes un avenir autre que celui de la répétition de ce qu’ont vécu leurs parents – quitter l’école tôt, suivre une filière technique, aller à l’usine, tomber malade, etc. Voilà pourquoi la pauvrophobie est un obstacle majeur à l’éradication de la pauvreté.
Quels sont les leviers à notre disposition pour faire avancer ce combat ?
Faire connaître le phénomène et lutter contre lui par des interdictions légales, comme on le fait pour le racisme, le sexisme ou l’homophobie, c’est évidemment un premier pas. De manière plus large et plus ambitieuse, il faut imaginer les aménagements urbains, l’organisation du système scolaire, la diffusion de la culture, etc., pour que les occasions d’interactions entre groupes socio-économiques différents se multiplient. La tendance aujourd’hui est exactement inverse : les riches se marient entre eux, vivent entre eux, vont au spectacle entre eux, etc., et cela conduit naturellement à la perpétuation des stéréotypes.