Reprendre en main Total pour engager une stratégie européenne de sortie des fossiles - L’édito JUSTICE du 8 février 2023

Les bénéfices insolents de la firme la plus pollueuse de France, TotalEnergies, en pleine crise climatique et sociale, ne sont pas une bonne nouvelle. Nous n’avons plus aucune minute à perdre pour mener la bataille du climat. Et pas une seule bonne raison de ne pas mener celle de la justice sociale.

A ce double titre les profits colossaux annoncés par Total frappent notre entendement. Premièrement, parce que les récents conflits sociaux ont montré que Total ne redistribuait guère sur ses salarié·es les fruits de ses profits. En privilégiant ses actionnaires au détriment de ses employé·es, la société accorde de fait plus d'importance au capital qu'au travail, à la rente des uns qu'à la sueur des autres.

Le second point est plus décisif encore pour condamner le modèle de profitabilité de Total. En pleine crise énergétique et climatique, les profits de Total sont le miroir le plus fidèle de la folie dans laquelle nous nous enfonçons. Au lieu de sortir des énergies fossiles pour sauver le climat, nous les regardons prospérer. Le fait que la prochaine COP, aux Emirats Arabes Unis, semble devoir être présidée par un représentant des industries pétrolières montre à quel point notre enlisement est planétaire.

Mais Total est aussi une histoire spécifiquement française.

Rappel. C’est dans un contexte de guerre, à partir de 1914, et afin d’assurer l’indépendance énergétique de la France que l’État créa Total, d’abord appelée Compagnie Française des Pétroles. Et c’est entre 1939 et 1945, aux mêmes fins, que l’État créa ce qui est devenu Elf Aquitaine. La privatisation de TotalEnergie, entamée dès sa mise en bourse en 1939 et quasi-finalisée sous Balladur en 1993 est venu clore un long cycle, sans pour autant sortir d'une consanguinité où peu à peu on a confondu les intérêts de Total et les intérêts de la France. J'écris ces lignes sans naïveté. Cette imbrication incestueuse et silencieuse a conduit à l’engagement plus ou moins direct de la responsabilité de l’État dans des pratiques pour le moins tortueuses, à la frontière du droit parfois, le plus souvent en lisière de la morale. Qui ne peut voir que la firme, fleuron de l'industrie française est également devenue le symbole et l’illustration du colonialisme économique maintenu, du pillage, des violations répétées des droits humains, ainsi que celui de la corruption comme l’ont révélé les investigations lucides d'Eva Joly dans l'affaire Elf?

De surcroit, l’histoire de TotalFinaElf est celle d’une dévastation écologique de grande ampleur. La firme tire ses profits de la destruction de l'environnement.

Elle est, en quelque sorte, une criminelle climatique impunie à ce jour. En connaissance de cause. Dès 1973, la méga-pétrolière reconnaît publiquement que l’usage d’énergies fossiles entrainera un dérèglement climatique dévastateur. Elle a pourtant pesé de tout son poids, directement ou via les lobbies du pétrole, pour que ni la France ni l’Europe ne déploient de politiques climatiques ambitieuses. C'est ainsi. TotalEnergie, 17e pollueuse mondiale depuis 1965[i], a pour projet... de continuer à polluer. Responsable à elle seule de plus de deux-tiers des émissions de la France entière, elle prétend aujourd’hui investir dans le gaz pour sauver le climat et s’apprête à développer 22 des 425 « bombes carbones » : ces projets fossiles qui pourraient réduire à néant toute velléité pour l’Humanité d’habiter sur cette planète.

En 2018, Claude Henry, président du conseil scientifique de l’Iddri, appelait à « prononcer et organiser la faillite des entreprises qui contribuent le plus à la dégradation du capital naturel et qui font le plus obstacle à la transition écologique et économique ». Je comprends qu'on ne partage pas sa position, qui semble condamner définitivement de nombreuses entreprises. La radicalité de sa proposition ne doit pas masquer l'absolue nécessité de la bifurcation à conduire. Continuer dans la voie actuellement ne s’entend que si l’on imagine tirer profit du chaos climatique, ce qui - on en conviendra - n’a guère de sens.

Pourtant la stratégie de déploiement de Total, climaticide et source de conflits à travers la planète, a jusqu’ici toujours été soutenue par l’État Français, à travers la mobilisation de financements divers (exonérations de charges, aides à l’export ou encore soutien diplomatique comme à Saint-Pétersbourg, en 2018, pour garantir la participation de Total avec le groupe Novatek dans le gaz naturel liquéfié de Arctic LNG2 ; ou auprès du président ougandais Museveni pour le projet EACOP).

Une autre voie est possible. Nous devons reprendre en main l'un des leviers essentiels de notre avenir énergétique. Je plaide donc pour que l’Etat prenne une part majoritaire dans TotalEnergies afin d’en extirper les activités qui détruisent le climat et nuisent aux droits humains.

Ici, on me dira, "la nationalisation mais vous n'y pensez pas, vous êtes une nostalgique de l'économie administrée." Pas le moins du monde. Ce qui se joue n'est pas un retour en arrière mais un pas en avant dans la remise en capacité des Etats d'agir pour le bien commun de l'humanité.

Loin de penser qu'on peut faire l'écologie dans un seul pays, c'est bien à l'échelle européenne que nous devons conduire une stratégie concertée de sortie des fossiles. Il s'agit de faire pivoter notre modèle économique vers une économie décarbonée. L'Europe est la bonne échelle pour le faire.

Si la privatisation des entreprises énergétiques est souvent mise sur le dos de l’Union européenne et de sa politique de concurrence, il est tout à fait possible, pour les états membres, de prendre une part active dans le pilotage des grandes entreprises, en particulier dans les secteurs stratégiques que constituent la défense... ou l’énergie. L’Italie reste d’ailleurs actionnaire de l’énergéticien ENI à hauteur de 30%.

Les choses sont claires : l’État français doit d'urgence revenir au capital de Total, dans l’objectif cette fois, conformément à nos engagements internationaux et constitutionnels, de garantir que la firme respecte pleinement les droits humains, l’impératif de justice sociale et fiscale, et la bifurcation écologique.

Et nous devons aller plus loin.

Les états membres de l’Union pourraient œuvrer de concert à reprendre en main les entreprises pétro-gazières européennes afin d’accélérer leur transition. En négociant avec la Banque Centrale Européenne et en réformant la politique budgétaire européenne, ils pourraient trouver les financements nécessaires à devenir conjointement actionnaires majoritaires de Total, ENI, RWE, PGE et des autres entreprises les plus polluantes du continent. Créer des « european green golden share » permettrait d’engager la réorientation totale des investissements de ces entreprises vers la sobriété énergétique et les énergies renouvelables, tout en préservant l’emploi et en œuvrant pour le respect des droits humains dans le monde.

Voilà une ambition européenne qui n'abolit pas les leviers nationaux de la volonté politique.

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