Anticipation - L’édito JUSTICE du 18 mars 2022
Le principe des fictions d’anticipation c’est qu’en général elles nous propulsent dans un monde où justement personne n’avait rien anticipé. Cela donne au mieux des situations improbables quand elles ne sont pas dramatiques. Utopiques ou dystopiques, ces visages des futurs possibles donnent à réfléchir. On y trouve de quoi nourrir son imagination ou son angoisse. En cas de panique, au pire on coupe la diffusion ou on referme le bouquin en étant quitte pour bonne frayeur. Mais la vie n’est pas un livre ou une série télévisée. A regarder le défilé des catastrophes qui nous assaillent, il semblerait que nous n'ayons rien anticipé.
Le manque d'anticipation du gouvernement et plus largement des grands partis qui dirigent les pays occidentaux depuis plusieurs décennies a de quoi rendre songeur et illustre à la perfection l'adage selon lequel l'être humain ne réagit que lorsqu'il est au pied du mur, voire carrément encastré dedans.
Qui a entendu les scientifiques de haut niveau qui, déjà à Stockholm en 1972 alertaient sur un risque de « changement global climatique rapide et grave causé par les humains » ? Cinquante ans plus tard, à la lisière de la catastrophe, les puissants de ce monde -parfois condamnés par la justice de leur pays pour leur manque d'action- daignent se réunir pour envisager des mesures en sachant qu’elles ne seront pas suffisantes. Qui a écouté celles et ceux qui annonçaient les pandémies zoonotiques à venir, ou l'affaiblissement de notre système de santé? Qui a pris en compte les appels à investir dans la recherche? Qui a accepté de regarder en face les conséquences de notre modèle de développement? Le propre de notre espèce ne semble pas être l'anticipation. Nous préférons souvent nous enfoncer dans le déni. La guerre en Ukraine ne vient pas de nulle part, mais d'une longue série de renoncements et de concessions face à Poutine. Elle est aussi le fruit de notre obstination à faire des énergies fossiles le pilier de nos modes de vie et de notre prospérité. La guerre menée par Poutine à l’Ukraine intervient 50 ans après le rapport Meadows qui prédisait que courir après une croissance infinie, sur une planète finie mettrait en péril la stabilité du monde, la paix et les libertés. Aujourd’hui, les pays ultra dépendants des ressources fossiles, fissiles et agricoles de la Russie sautent à pieds joint dans une crise qu’ils auraient dû savoir prévoir. Et entrainent avec eux des populations désolées et martyres.
Alors bien sûr, face aux crises parfois des réactions se font jour. Mais elles sont aussi lacunaires qu'éphémères. Souvenons-nous encore du Covid et du premier confinement : de tous les côtés du spectre politique, on appelait à revaloriser les métiers essentiels, ceux qui nous ont permis de survivre à la plus grande crise qui ait frappé le monde depuis des décennies. Qu’en est-il resté ?
Il faut espérer que la réponse à la crise ukrainienne, et au dérèglement climatique, prépare cette fois l’avenir, et nous évite le court-termisme ou l’amnésie qui nous permettent de passer à autre chose en mettant la poussière sous le tapis et en regardant ailleurs. Car l'origine des crises que nous vivons à intervalles réguliers, est systémique.
Il est temps de changer de modèle. C'est ce qui est en jeu dans le moment que nous traversons. Saurons nous réorienter radicalement notre logique énergétique? Rien n'est certain. Certes, enfin, la Commission européenne prépare aujourd'hui la sortie de notre dépendance au gaz russe, à hauteur des deux tiers d'ici l'hiver prochain et définitive d'ici 2027, sans écarter totalement l'idée d'un embargo sur les fossiles russes. Elle invite les états membres à taxer enfin les superprofits des industries pétro-gazières. Mais il aura fallu une guerre à nos portes, pour que ce qui était impossible hier encore, devienne subitement envisageable. Quel gâchis, quelle perte de temps. Nous aurions dû depuis longtemps déjà reprendre en main ces entreprises méga-pollueuses qui n'ont que faire du partage des profits accumulés sur le dos de la Terre. Nous aurions dû réorienter leurs activités et sauver le climat. Réjouissons-nous des tabous qui sautent (enfin) et du retour du Politique face à la main libre du marché qui semblait devoir inexorablement gouverner nos sociétés. Mais la partie n'est pas gagnée. Nos démons sont là, bien ancrés, et partout.
La crise que nous vivons révèle les tensions qui agitent encore le spectre politique, y compris dans une gauche qui se revendique écologisée, et même au sein des rangs écologistes. La tension entre social et environnemental reste bien vivace et le dépassement de cette fausse opposition tarde à se traduire. On entend ainsi une gauche (qui prétend pourtant lutter contre l'écocide en cours) assurer que tourner le dos au gaz russe ferait "grelotter les français" et que Total ne doit pas se retirer de Russie. Une aberration quand on calcule précisément ce que coûte aujourd'hui le chauffage au gaz pour les Françaises et les Français. Une ineptie quand on sait que les 17% de gaz russe en France pourraient être remplacés ou économisés par l'industrie et les pouvoirs publics plutôt que par les ménages, toujours eux. Mais cette affirmation n'est qu'un miroir face à certains des écologistes qui en appellent aux Français·es pour baisser leur chauffage individuel. Éternelle culpabilisation des populations qui ne sont en rien responsables de l'addiction de nos sociétés aux énergies fossiles ni de notre politique étrangère. Sur le bassin de Lacq, ce sont 300 000 mètres cubes de gaz qui pourraient être économisées ou réorientées vers le chauffage des ménages, avec évidemment quelques investissements, si l’on demandait à l’industrie de participer à l’effort de paix. Quant au site Aluminium Dunkerque, il consomme autant d’énergie que 850 000 ménages français.
L'élection présidentielle est devant nous, annoncée comme une simple formalité pour un Président pourtant inapte à préparer demain. Face à la hausse des prix des fossiles, il a prétendu "rendre l'argent aux français" en réduisant pour tou·tes le prix de l'essence, sans garantir la justice sociale : les propriétaires de SUV recevront ainsi, pour un même plein, deux fois plus de réduction que les propriétaires de voitures plus petites, plus légères, et moins chères. Amnésie de ces injustices qui ont fait se lever les Gilets Jaunes. Hier, en présentant son plan de relance, le gouvernement est même allé plus loin : il soutiendra, dit-il, les entreprises dans cette crise, mais sous conditions : seulement les plus grosses, seulement les plus consommatrices de gaz, seulement celles qui n’ont pas fait les efforts de transformation nécessaires pour sauver le climat ! Nouveau chèque en blanc aux pollueurs, après le plan de relance hyper-carboné de la crise Covid. Et sans aucune condition, là encore, de transformation des activités de l’industrie chimique, métallurgique, du papier-carton ou agro-alimentaire. Pour rappel, 64% du gaz utilisé dans l’industrie pourrait aisément être remplacé par d’autres sources d’énergie...
Si l’on veut défendre durablement la paix et la démocratie, la solution est tout aussi systémique, que celle qui nous permettra de garantir la possibilité de la vie humaine face au dérèglement climatique : la sortie des énergies fossiles. Sortir du gaz russe en mobilisant les acteurs économiques n'est qu'une première étape. La suite de notre histoire reste à écrire. Saurons nous faire collectivement le meilleur choix possible: préserver la Terre et garantir la paix, quoi qu'il en coûte? De ce point de vue, la lecture des récits d'anticipation n'est guère rassurante. A nous d'écrire un autre scénario.