De la raison brute - L’édito #JUSTICE du 22 mars 2023
Il n’est guère simple pour cet édito de trouver les mots justes, qui décrivent à la fois la gravité d’une démocratie désagrégée à coups de massues pseudo-institutionnelles, et préservent l’espoir de construire une France meilleure. Aussi, en ce jour grave, je ferai court.
Vue d’Europe où je siège, la France reste ce pays indompté qui se soulève avec régularité contre les mesures libérales et austéritaires de ses dirigeants - que d’aucuns au niveau européen jugent parfois également nécessaires pour préserver l’ordre établi et les bons intérêts du marché. Mais ces dernières semaines, la France a endossé une toute autre image : elle devient le symbole de l’oppression et de la brutalité d’un pouvoir qui se joue du peuple, jusqu’à provoquer les rires des dirigeants réactionnaires de Pologne... La tâche d’huile des régimes illibéraux sur notre continent s’étendrait-elle jusqu’à notre pays, qui pourtant a longtemps aimé se penser comme un phare des libertés et de la démocratie ?
Par la faute d'un homme seul, la réputation de notre nation se dégrade. Emmanuel Macron aura bel et bien laissé sa marque sur la vie politique française. Pas celle d’un libéral courageux, qui ose affronter des difficultés budgétaires ardues, ainsi qu’il aime à se prétendre. Mais celle d’un chef d’état brutal, prêt à passer outre tout système de concertation, et par-delà même la légitimité du vote, une pratique encore sans précédent dans l’histoire française. La Ve République est elle morte de trop d'abus de pouvoir? Serions-nous passés, sans y prendre garde, à une VIe République, encore plus autoritaire ?
Elle est là, l’histoire de cette réforme des retraites : celle d’une réforme brutale, défendue avec brutalité, et imposée avec brutalité.
Je poursuis. Interrogé sur sa méthode, le Président dit être dans son droit. Celui d’un bon père de famille qui sait imposer à ses enfants les cures d’efforts dont ils ont besoin pour être en bonne santé. Je laisse de côté le fait que les enfants savent souvent très bien distinguer ce qui est juste de ce qui ne l'est pas, et leur est imposé pour de mauvaises raisons. Mon point est celui-ci : Emmanuel Macron oublie que les Françaises et les Français savent lire, écrire et compter, qu’ils et elles constituent l’un des peuples les plus politiques de la planète, qu’ils se sont depuis des générations battu·es pour que leurs voix comptent, et qu’ils et elles ne laisseront pas la démocratie leur échapper.
Un point de non retour a été franchi ce midi. Emmanuel Macron a osé comparer les mobilisations spontanées et pacifiques des citoyen·nes et des salarié·es opposé·es à sa politique, aux soulèvements nauséabonds qui ont mené les partisans de Jair Bolsonaro et de Donald Trump à se lever contre les résultats d’élections démocratiques, les ayant mis en minorité, et prônant un régime qui oppresse, exclut, et tyrannise. Emmanuel Macron affirme, comme une dernière trouvaille, que la foule n’a pas de légitimité face au peuple. Foule les syndicats? Foule les opposants qui débattent ? Foule la nation qui pense et agit de concert pour réfuter les arguments de ceux qui piétinent notre système de retraite? Voilà les défenseurs de notre système social cloués au mur des ennemis de la Nation ! Ce n'est pas seulement un mensonge ou une insulte, c'est une manière de dire que le peuple de France n'est pas légitime. Dans cette étrange vision, la volonté d'un seul pèse d'avantage que le refus du plus grand nombre. Il aurait le monopole de la raison.
Ce midi, encore, Emmanuel Macron a usé de l’argument de la rationalité comme d’autres avant lui l’ont employé, pour justifier des mesures qui ont mené à la destruction de la planète, et broyé les êtres humains et leurs droits. Hold up sur la raison. Non sans lien, le rapport du GIEC publié lundi vient nous le rappeler. Et inlassablement, nous devons répéter que c’est la même folie qui conduit à exploiter sans limite les ressources naturelles et à faire peu de cas de la souffrance sociale qui ravage les corps et les esprits.
Cette rationalité-là, celle qui instaure des chiffres pour le moins discutables comme unique boussole des politiques gouvernementales, a montré combien elle nous menait au naufrage.C'est ce même argument qui fut autrefois brandi par Margaret Thatcher pour les politiques qu’elle a menées au son du slogan « There is no alternative ».
Notre président ajoute au dogmatisme libéral à la fois la vulgarité, et le patriarcat.
Pourquoi, me demanderez-vous, évoquer ici le patriarcat après avoir parlé de la Dame de Fer ? Et bien parce que là où Margaret Thatcher assumait pleinement ses décisions et leurs conséquences, Emmanuel Macron fait porter le chapeau à Elisabeth Borne. Loin de moi l’idée de défendre celle qui, devant incarner l'introuvable aile gauche de la Macronie, a cédé aux sirènes de l’austérité libérale et contribué à casser la protection sociale que constitue notre régime de retraite. Le syndrome de Stockholm semble ici jouer à plein. Mais il faut se rendre à l’évidence : hier comme aujourd’hui, Emmanuel Macron demande à une femme, qu’il s’enorgueillissait hier encore d’avoir nommée Première Ministre, de porter le chapeau d’une réforme que lui seul a décidé. Comble du comble, il lui demande même de trouver les moyens d’élargir sa majorité ! Non pas, comme dans tout régime démocratique, en posant les jalons d’un programme politique commun, mais en lui assénant de trouver les voix nécessaires à faire passer les réformes que lui seul aura décidées.
J’écris ces mots avec l’inquiétude de celle qu’un retour au calme effraie plus qu’un mouvement de colère. Il ne faut guère être perspicace pour voir que le mouvement en cours nourrit le ressentiment et la colère qui grossissent les rangs de l’extrême-droite.
A l’heure où les médias européens titrent « l’impasse française », je l’appelle, avec toutes celles et tous ceux qui se mobilisent aujourd’hui pour sauver tant notre système de retraite que notre démocratie, à retirer sa réforme. C’est seulement ainsi que nous pourrons reposer les bases d’une démocratie qui respecte les représentants du peuple, associe les corps intermédiaires à ses décisions, et construit la justice. Il y a urgence.