Une autre histoire, avec Mireille Delmas-Marty - L’édito JUSTICE du 17 février 2022

C’était samedi soir. Les quatre coachs de the The Voice ont ouvert la onzième saison en reprenant le morceau de Gérard Blanc « Une autre histoire ». Un voeu que l’on ferait volontiers notre tant les temps sont sombres. « On démarre une autre histoire ». Oui, mais laquelle ? Au risque de surprendre, je commence cet édito d’hommage à celle qui fut à mon sens l’une des plus grandes penseuses françaises, Mireille Delmas-Marty, par une référence populaire... Pourquoi? Parce que c’est à cette question, précisément, qu’elle a tenté toute sa vie de répondre.

Mireille Delmas-Marty disait que nous avions atteint un point de basculement. Dans une pensée solide, érudite, et toujours empreinte de valeurs, l’inlassable juriste nous interpellait sur les vents contraires de la mondialisation (liberté, coopération, sécurité, compétition, exclusion, conservation, innovation, intégration) face auxquels les droits nationaux ne sont pas seuls efficients. Le monde ne peut se laisser aller à un seul de ces vents, prévenait-elle. C’est pourquoi nous devons inventer, construire une nouvelle boussole, pour lutter contre la déshumanisation et tenir compte du vivant. Elle soulevait ainsi des risques, pluriels, entre lesquels celui - accru par la pandémie - de glisser vers une société de surveillance qui dérogerait, sans l’énoncer, à l’état de droit. Elle s’inquiétait d'une paralysie du monde via l’émergence d’un système totalitaire imposé par un tyran, ou par un duopole (Chine et États-Unis) ; l’alternative ne reposant que sur le désordre causé par une compétition féroce entre prédateurs... Elle prévenait du risque de guerre, que l’on croyait depuis longtemps oublié - mais rappelé à notre bon souvenir par les attroupements aux frontières de l’Union européenne, en Ukraine et en Russie… Elle voyait tout ça. Mais à ces alertes et ces risques, Mireille Delmas-Marty opposait toujours espoir, détermination et inventivité. Elle leur opposait la Justice, avec un grand J.

 

Lors de notre dernier échange, il y a un peu moins d’un an, Mireille Delmas-Marty insistait sur la nécessité de dépasser les trois dogmes qui immobilisent la communauté internationale et nous empêchent de faire face aux défis et contrarient l’équilibre des vents. Le dogme de l’anthropocentrisme tout d’abord, qu’elle appelait à dépasser par un « humanisme des interdépendances [qui] reconnaît l’importance des relations entre les êtres humains et les vivants non-humains ». Mireille Delmas-Marty fut l’un des soutiens essentiels à la reconnaissance de l’écocide, et à la modification des constitutions de chaque état pour inscrire la responsabilité de tous dans la protection des communs mondiaux. Le second dogme qu’elle entendait déconstruire est celui de la croissance, horizon indépassable de l’imagination pour encore trop de dirigeantes et dirigeants, qu’il nous faut pourtant dépasser tant est inenvisageable et folle l’idée d’une croissance infinie sur une planète finie. Le dogme de la « souveraineté solitaire », enfin, qui freine le déploiement de cet « humanisme de l’interdépendance » et l’avènement d’une politique de solidarité et d’hospitalité humaines. Face à cette souveraineté solitaire, elle défendait une « souveraineté solidaire », solidaire à travers la planète, solidaire des différentes échelles : du local au global, solidaire du sort réservé aux humains et aux non-humains, solidaire des différences et de la diversité.

Dans chacun de ses écrits, ouvrages, articles, cours ou conférences, Mireille Delmas-Marty, avec l’immense générosité qui font les grand·es professeur·es, appelait à ne pas considérer le droit comme figé dans le temps. Elle mettait au contraire toutes ses forces dans la bataille de la transformation des sociétés humaines, et rappelait inlassablement que les « forces imaginantes du droit » pouvaient donner naissance à une nouvelle « boussole des possibles ». Elle aspirait à ce que le juriste soit « innovant et le droit novateur ». Maîtrisant à la perfection l’histoire du droit et des idées, Mireille Delmas-Marty n’a jamais cessé d’être une actrice du présent, à travers sa pensée mais aussi ses expériences diverses, qui toutes, construisaient un autre avenir, une autre histoire.

Pour l’édito de cette semaine, j’avais d’abord pensé vous parler des convois de la liberté. De ces milliers de personnes dont on ne sait quasiment rien, qui ont pris les routes de France, parfois en famille, parfois jusqu’aux portes des sièges du Parlement européen à Bruxelles et à Strasbourg, pour crier leur refus de l’injustice. Face à la vaccination ? Peut-être, au moins en partie. Face à l’inflation, évidemment, qui vient frapper les ménages les plus précaires, contraints à des fins de mois terribles ; contre l’injustice qui réduit l’espérance de vie des plus pauvres, et méprise aussi « les gens d’en bas ». Mais voilà qu’est intervenu le décès de la grande, de l’immense, Mireille Delmas-Marty. Je ne pouvais que lui consacrer ce billet. Mireille Delmas-Marty, celle qui appelait à se servir de la pandémie pour « faire la paix avec la Terre » en s’appuyant sur la nouvelle dynamique impulsée par les révoltes des gilets jaunes et du mouvement climat. Je ne sais pas ce qu’aurait dit Mireille Delmas-Marty sur les convois de la liberté. Une chose est sûre: elle aurait accueilli les revendications de dignité.

 

Mireille Delmas-Marty valorisait la parole de toutes et de tous, et le croisement des savoirs. Elle soutenait qu’en ces temps chaotiques, ce sont les plus pauvres qui, par leur expérience constante de l’imprévisible, sont les plus capables de casser les certitudes dogmatiques pour faire émerger une pensée en mouvement, qui accueille l’imprévisible et apprend à s’y adapter. Puisqu’elle le citait souvent, je termine cet edito en reprenant ces mots d’Édouard Glissant qu’elle chérissait : « elle n’est ni crainte ni faiblesse mais l’assurance qu’il est possible de durer et de grandir dans l’imprévisible ». Chère Mireille, je n’ai pour vous qu’un seul mot : MERCI.

Précédent
Précédent

TROIS QUESTIONS À... Sian Owen, de Deep Sea Conservation Coalition

Suivant
Suivant

Qui veut gagner des milliards ? - L’édito JUSTICE du 14 février 2022