Vous avez dit “blocage” ? - L’édito JUSTICE du 12 octobre 2022
Quelle drôle de sémantique. Le gouvernement parle de blocage, alors que précisément quelque chose est en train de bouger. Et si au contraire le verrou de l'inconscience s’apprêtait à sauter? Les réalités écologiques sont têtues: les soubassements géologiques du modèle de surconsommation se rappellent à nous avec une acuité dont la violence est patente. Augmentation du cout des matières premières, énergie chère, ou inflation généralisée structurent le vécu de millions d'Européennes et d'Européens.
Les plus anciens évoquent le choc pétrolier des années 70. Mais comparaison n'est pas raison : l'urgence climatique rend plus éprouvante encore la tenaille qui nous enserre. Comme d'habitude, ce sont d'abord les plus fragiles, les laissé·es pour compte du néolibéralisme qui trinquent. Le gouvernement brandit un bouclier tarifaire qui protège si mal et si peu que personne n'en voit l'effet. Dans le même temps, il refuse obstinément de même réfléchir à la taxation des superprofits. On serait tenté de parler de symbole. On aurait tort. La bataille qui se joue n'est pas de l'ordre du symbolique mais constitue bel et bien un conflit d’ampleur dont l'objet est la lutte pour le bien général de l'humanité et du vivant dans son ensemble.
La crise énergétique est (provisoirement?) le nouvel horizon des affrontements politiques et sociaux. Dans ce contexte, notre rôle de militantes et de militants écologistes n'est ni d'entonner le refrain satisfait du "on vous l'avait bien dit", ni de jeter de l'huile sur un feu qui n'a pas besoin de nous pour menacer d'embraser la plaine. A celles et ceux qui rêvent d'insurrection et prennent des postures de révolutionnaires de salon, je dis que je ne cultive aucun romantisme quand ce sont d'abord les classes populaires qui souffrent des effets les plus marquants de la crise que nous traversons. Ces jours-ci, une jonction s'opère de fait, entre les préoccupations environnementales et les questions sociales. Nous autres écologistes, devrions être aux avant-postes du combat culturel et politique. Mais alors que les oreilles se tendent, nulle parole audible n'émerge de chez nous. On peut rendre les médias responsables de cet état de fait en leur reprochant de ne pas nous donner la parole. Mais nous pouvons aussi nous interroger sur le désintérêt qui nimbe notre action politique. Quelle est notre part de responsabilité? Pourquoi sommes-nous à ce point coupés des affects populaires? Sommes-nous collectivement prisonniers de la gangue de notre classisme ou de notre nombrilisme? En tout cas, si la société bouge, nous pouvons difficilement demeurer immobiles sans devenirs inutiles. Je prends bien évidemment ma part de la critique que je formule: je me suis trop éloignée depuis trop longtemps des affaires de mon parti, déléguant à d'autres sa gouvernance, pour me permettre de me poser en donneuse de leçons. Pour autant, comment ne pas voir qu'après avoir crié longtemps dans le désert notre parole est désormais noyée dans le tumulte?
Il ne suffit pas de nous comporter en gardiens du temple vert pour faire avancer la cause écologique. Nous devons nous préparer à convaincre largement ou à décroître fatalement. Une nouvelle ère politique s'ouvre où notre disparition est rendue possible par la multiplication des discours teintés de vert, tenus par des forces politiques désireuses, en fait, de prolonger l'ordre ancien, celui de la gabegie et de la destruction de la planète. Nous ne cessons de proclamer avoir remporté la bataille culturelle. Rien n'est plus faux. Elle ne fait que commencer. En témoignent les résistances acharnées que rencontrent nos tentatives de plaider pour un basculement politique à la hauteur du nouveau régime climatique. Pendant ce temps, la société craque de toute part, confrontée à des questions que la société de consommation prétendait avoir définitivement réglées : comment se loger, se chauffer, se nourrir, se déplacer?
Retour aux portes des raffineries et aux files dans les stations d'essence. Partout à l’étranger la presse s’émeut des prémisses d’une contestation d’ampleur. C’est le cas du Times qui, à propos de la Marche contre la vie chère organisée ce dimanche 16 octobre, avance la possibilité d’un retour des gilets jaunes. C’est aussi la thèse du Guardian ou du journal autrichien Der Standard. Mais en France, le gouvernement pratique la politique de l'autruche. Déni et mépris sont les deux piliers du macronisme confronté à la contestation qui gonfle. Le déni ? Il a le visage de Gabriel Attal qui devant l’Assemblée Nationale balaie d’un revers de main l’appel à défiler en demandant « quand est-ce qu’une manifestation a rempli le frigo des Français? ». Le mépris prend les traits d'Élisabeth Borne, Première Ministre et débloqueuse en chef, qui préfère ordonner de casser la grève par la réquisition des travailleurs plutôt que d'exhorter les patrons à partager les bénéfices avec ses salariés.
Au fond, la question se pose : qui bloque ?
Qui bloque, lorsque le patron de Total Énergies Patrick Pouyanné, malgré 10,6 milliards de dollars de bénéfices de sa firme au premier semestre 2022, refuse aux grévistes des raffineries la hausse des salaires de 10 % qu’ils réclament (7 % pour compenser l'inflation et 3 % pour une meilleure répartition des superprofits) ?
Qui bloque, quand le même Pouyanné qui s’est augmenté de 52% en 2021 pour culminer à 6 millions d'euros par an, promet à ses actionnaires « un acompte » de 2,62 milliards d’euros sur les prochains dividendes ?
Qui bloque, encore, en s’arrogeant le droit de ne pas en faire assez tout en se présentant comme un « acteur majeur de la transition énergétique » ? Qui use du greenwashing jusqu’à la nausée et finit assigné en justice pour pratiques commerciales trompeuses ? Qui bloque, toujours, en organisant la désinformation pendant cinq décennies pour préserver ses profits à coups de mensonges ?
Qui bloque, à nouveau, la préservation du climat et des droits humains, piétinés dans un même élan avec EACOP, le mégaprojet d’oléoduc en Ouganda pourtant dénoncé par une résolution du Parlement européen votée en septembre ; un projet qui menace la sécurité alimentaire de plus de quarante millions de personnes, et risque d’en exproprier 100 000 autres avec un pipeline de 1443 kilomètres de long, au beau milieu d’un des plus beaux parcs naturels du monde ? Qui bloque, lorsque seule une déflagration médiatique parvient à pousser Total Energies, pourtant bien renseignée sur la nature de ses activités, hors de Russie que lorsqu'il devient évident que son carburant y alimente l'armée qui détruit l'Ukraine ; hors de Birmanie que lorsque Le Monde révèle le partage des bénéfices gaziers avec les généraux de la junte via des comptes offshore au paradis fiscal des Bermudes ; et toujours pas hors du Yémen malgré le fait qu'une usine de gazéification y soit utilisée comme prison - centre de détention et d’interrogatoires! - au Yémen? Qui bloque, lorsque le Qatar reste une terre de déploiement malgré les milliers de morts des stades de la Coupe du monde?!
Ou encore, quand Total Énergies, multinationale responsable à elle seule de 460 millions de tonnes d’émission de CO2 par an (soit plus que la France), est impliquée dans 22 projets fossiles dont les émissions potentielles dépasseraient 1 gigatonne de CO2 sur leur durée d’exploitation, alors qui bloque l’accord de Paris ? Qui nous empêche de maintenir le réchauffement climatique en dessous des +2°C, et est pour cela à nouveau et encore trainée devant la justice par des ONGs, une quinzaine de collectivités françaises et jusqu'à New York City ?!
Alors certes, les raffineries sont bloquées. Et cela a des répercussions majeures sur nombre de nos concitoyennes et de nos concitoyens. Mais les mobilisations, d'ici et d'outre-frontières, pour le partage des bénéfices comme pour la sortie des énergies fossiles, se rejoignent. Et nous continuerons à construire, en tissant du lien, la bataille de notre siècle. Coûte que coûte, face aux géants des fossiles et aux alliés qui les protègent de toute forme de responsabilité sociale, environnementale ou fiscale. Pour la justice.